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" J'OBÉIS D'AMITIÉ " |
" Pour moi, la France n'est pas un
vain mot.
(Paul
BRUNBROUCK, mort pour la France à Diên Biên Phu le 13 avril 1954) |
Février 1963... Cap sur Marseille, le paquebot "Ville d'Oran" était par le travers des Baléares ; la nuit tombait alors que le capitaine contemplait fixement le sillage depuis plus d'une heure. Son sous-lieutenant, Saint-Cyrien tout juste sorti d'Ecole d'Application et arrivé en Algérie après la fin des hostilités s'approcha doucement et s'accouda au bastingage à côté de son Patron. Le silence durait, s'éternisait. N'y tenant plus, le jeune se décida soudain, légèrement provoquant : - C'est la fuite du temps que vous contemplez ainsi, mon capitaine, ou la perte de vos illusions, au moment où nous ramenons en France notre régiment pour le dissoudre ? Le capitaine se retourna. - Je pourrais vous dire : "un peu tout ça", mon vieux... Guerre d'Indochine une fois, guerre d'Algérie deux fois... Au début naïveté et enthousiasme d'un gamin à peine débourré qui ne rêve qu'au baroud et à la gloire, puis au fil des ans une prise de conscience plus aiguë des enjeux, le besoin absolu de conquérir les populations tout autant que de faire des bilans... Oh, pas à la manière communiste, ni paternaliste non plus ! Créer des écoles et des dispensaires, donner sa dignité à l'Homme... Quitte à vous décevoir, je ne pense absolument pas à cela... C'est du passé et il faut regarder devant, sans rien oublier ni renier. Je pense à tous ceux qui sont tombés en chemin et qui n'auront pas vu la fin des conflits dans lesquels ils étaient engagés. - Vous avez eu beaucoup de pertes dans votre Promo ? - Une soixantaine... Pardon, 58. En matière de morts, on n'a pas le droit à l'approximation. 42 en Indochine et 16 en Afrique du Nord. - Beaucoup à Diên Biên Phu ? - Oui, bien sûr : mais là ou ailleurs... Aucune importance, mon vieux... Un Mort pour la France dans un combat historique ou un lieu-dit introuvable sur une carte, au fond d'une piste laotienne oubliée ou à Diên Biên Phu, en donnant l'assaut à une mechta ou dans un djebel pouilleux, c'est exactement la même chose... Tué d'une balle au front "en casoar et gants blancs" à la fin d'un combat victorieux ou sautant sur une mine anonyme... Il n'y a pas à ce niveau de mort glorieuse ou humble, plus de querelle stérile entre Marthe et Marie, "Statiques" et "Mobiles". Tous égaux, réunis devant la Fatalité. Vous savez... Chacun d'entre nous est probablement passé à une fraction infinitésimale d'espace-temps de la mort ; nous ne le saurons jamais... Les uns souvent, parce qu'ils étaient dans des unités à risque, d'autres une toute petite fois seulement peut-être. Pour certains, ce fut une fois de trop... La première ou la enième, sans qu'on sache pourquoi. En partant en Indochine, puis en Algérie, et en quittant le sol de France je me suis demandé si j'en reviendrais. On y a tous pensé... Certains ne sont pas rentrés et je ne les oublierai jamais. Ils représentent par leur nombre un reflet significatif de notre Promotion. Fort légitimement, certains ont eu ou auront droit aux honneurs des livres, des films ; ils pourraient donner leur nom à une Promotion. D'autres ont sombré tout seuls, dans la brousse ou sur le chemin d'un camp de prisonniers... ou encore dans une Apocalypse soudaine d'où personne n'est revenu : on ne connaîtra pas leurs derniers instants et leurs corps jalonnent anonymement à jamais un Pays qu'ils ont aimé. Mais ce sont tous les mêmes. Ils nous obligent à nous tenir droits pour être dignes d'eux. Il reprit, songeur... - UN JOUR, NOUS FERONS UN MEMORIAL POUR HONORER NOS MORTS... Pas tout de suite, quand nous aurons mûri et décanté... Et alors... Il faudra faire très attention... Comme il ne précisait pas, le jeune insista : - Faire attention à quoi donc, mon capitaine ? - Proportions gardées, et même si la comparaison peut sembler incongrue, c'est toute la différence qu'il y a entre un mur et les matériaux qui le composent. On peut avoir des briques de couleurs différentes, ou des pierres plus ou moins grandes ; elles ont chacune leur individualité... Mais un mur n'est vraiment beau que si tous ses composants se fondent, que l'oeil ne perçoit que l'ensemble. C'est cela qu'il faudra faire, veiller à ce que ce Mémorial ne soit pas un palmarès avec des premiers prix et des accessits. Comment oser comparer, par exemple - et de quel droit - le tout jeune lieutenant qui est mort moins d'un mois après son arrivée en Indochine et celui qui a été tué comme capitaine après des années d'incessants combats dans des unités de pointe ? Il faudra que les familles et les enfants reconnaissent les leurs en toute fierté pour leur sacrifice lucidement accepté. Chacun de nous se souvient bien sûr de ceux qu'il a côtoyés tous les jours dans sa section ou compagnie de Coëtquidan, dans la même Ecole d'Application ou le même régiment ; mais il devra aussi apprendre à redécouvrir les autres, qui ne sont souvent pour lui qu'une silhouette floue, une photo stéréotypée en grande tenue de Cyrard. Nous allons ainsi retrouver des garçons étonnants et mal connus, qui à Coët étaient encore dans leur chrysalide et ne se sont révélés que plus tard, dans le feu des combats au milieu des hommes qu'ils avaient l'honneur de commander. Tu es encore très jeune... Il faudra faire très attention à toi aussi... S'il y a un autre conflit, tu apprendras entre autres le jeu subtil et un peu ridicule parfois des citations... Les Unités où les récompenses pleuvent volontiers (même si elles ont fait de très belles choses) et celles où ton Patron te dira seulement: "c'est bien, vous avez fait votre devoir"... Les Chefs qui savent rédiger de beaux textes bien ciselés et ceux dont la prose est d'une platitude assez absolue... Sans compter le hasard des affectations, dont tu n'es pas maître ; ceux qui vivent tout un séjour dans un Poste ou un Sous-Quartier où il ne se passe pas grand chose jusqu'au jour où il s'en passe trop... Ceux qui réparent et entretiennent dans l'anonymat des routes jusqu'au jour où ils sautent sur la mine vicieuse qu'ils relèvent : la n plus unième... Tu apprendras à tempérer progressivement tes jugements abrupts ; mais quand toi ou un de tes Jeunes lirez ce Mémorial, il faudra que vous sachiez décrypter son message sans faire de contre-sens, respecter chacun pour son sacrifice et comprendre que le mur n'existe que par ses pierres... Tu sais, moi-même, je commence à peine.
Le capitaine se tut... La nuit avait tout englouti. On ne voyait plus que le sillage du navire.
H.T |
OFFICIERS MORTS POUR LA FRANCE |
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Quand la promotion " Général FRERE " arriva en Indochine, la guerre y faisait rage depuis sept années déjà. Les premiers débarquèrent au milieu de 1952, moins d'un an après leur sortie d'Ecole d'Application et avec encore un unique galon de sous-lieutenant sur la patte d'épaule, alors que les derniers arrivèrent au printemps 1954, et ceci en fonction de toutes sortes de contingences: volontaires ou non, chefs de corps compréhensifs ou déclarant qu'ils avaient besoin de lieutenants dans leur régiment et que la guerre saurait attendre l'arrivée du "tour normal" de ces jeunes impatients, affectés dans un bataillon partant rapidement en unité constituée au titre de la relève, ou encore retardés par des stages successifs qui n'en finissaient pas, selon la politique propre à chaque Arme. En plus, une fois inscrits au Tour de départ en Extrême-Orient, beaucoup se retrouvèrent détachés dans l'infanterie, les besoins de cette Arme étant supérieurs à ses possibilités de relève. C'est ainsi que sur les 42 officiers de la "Frère" Morts pour la France en Indochine,
Peut-être un peu désorientés au départ pour certains, mais pris par le tourbillon des événements et l'intérêt du combat de leurs nouvelles unités, tous se mirent au travail là où le hasard des affectations les avait placés, au Tonkin ou en Cochinchine, en Annam, au Laos ou au Cambodge. On en retrouva chez les tribus Méos, les Thaïs et les Muongs, chez les Vietnamiens comme chez les Légionnaires, les RIC et les Tirailleurs de toutes origines ; selon les lieux et les unités, ils commandèrent des sections ou des compagnies, voire des groupes de compagnies de supplétifs, des pelotons blindés, se retrouvèrent DLO ou lieutenants de tir, ou chargés du maintien en état de l'infrastructure du Pays. LES ÉVÉNEMENTS ENTRE 1952 ET 1954 1952 Début 1952, la mort du maréchal de Lattre marquait la fin d'une période caractérisée par la reprise de l'initiative un peu partout, les victoires du Tonkin et la pacification presque complète de la Cochinchine. L'évacuation réussie de Hoa Binh avait permis de ramener l'essentiel du Corps Expéditionnaire dans le Delta du Tonkin, où l'on procédait maintenant à la mise en oeuvre d'un "Plan de Pacification" comportant, après des actions militaires de nettoyage, la mise en place d'une nouvelle infrastructure administrative et politique vietnamienne (opérations "Boléro"), ainsi que la mise sur pied des armées nationales des Etats Associés. Dans le restant de l'Indochine, le Viêt-minh se cantonnait dans la guérilla, fixant avec d'assez faibles effectifs près de la moitié de nos moyens, et le Commandement Français y donnait parfois quelques coups de boutoir, comme au Centre-Annam dans la Rue Sans Joie (opérations "Sauterelle" et "Caïman"). En Septembre, le Viêt-minh lança une grande offensive d'automne en Pays Thaï (Haute Région), amenant la chute de Nghia Lo, ainsi que la retraite du 6ème BPC de Tu Lé à la Rivière Noire. Les Français réagirent par l'opération "Lorraine" (à la pointe ouest du Delta) sur les lignes de communications viet, et ces derniers contre-attaquèrent dans le sud du même Delta. Mais l'essentiel allait se jouer à Na San, fin novembre-début décembre. Le succès retentissant du camp retranché portait en germe le môle de Diên Biên Phu... 1952 s'achevait... La FRÈRE avait perdu son premier mort au Champ d'Honneur, "porté disparu" moins d'un mois après son arrivée en Indochine, et un second l'avait rejoint un mois plus tard :
1953 "Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage"... La tapisserie de Pénélope, où l'on pacifiait le jour ce que les Viets défaisaient la nuit, reprit au Tonkin avec les opérations de nettoyage du type "Bretagne", "Artois", "Normandie", "Nice", etc... Des pertes... Toujours des pertes... Le Viêt-minh semblant vouloir "remettre ça" en Haute Région, on développa le G.C.M.A. pour noyauter la région de Sam Neua, on renforça Na San et on créa un nouveau môle d'amarrage à la Plaine des Jarres, avant de décider le repli de Sam Neua sur Na San début avril. Le Viêt-minh, loin de ses bases et se sentant insuffisamment prêt pour enlever un camp retranché, abandonna assez vite devant nos môles et se porta sur Luang Prabang et la vallée de la Nam Hou, échouant finalement en mai. Notre promotion continuait de voir périr ses jeunes lieutenants dans toute une série de combats où une fois sur deux ils tombaient en donnant l'assaut de jour et l'autre fois en repoussant un assaut viet de nuit où en tentant de se dégager d'une forte embuscade.
DEUXIÈME SEMESTRE L'arrivée du général Navarre allait changer la physionomie des combats. L'on résolut
De belles opérations d'où l'on sortait glorieux, certes... Mais aussi la routine de tous les jours, la guerre obscure, les mines, les accidents, les impondérables.Des pertes... Encore et toujours... Et en consultant le tableau ci-dessous, l'on s'aperçoit que l'on meurt tout autant par les mines que dans les beaux assauts :
1954 1952 et 1953 avaient vu la "FRÈRE" touchée presque exclusivement au Tonkin ; 1954 sera, toutes proportions gardées, l'année des pertes dans les autres territoires, Annam et Laos.
DIÊN BIÊN PHU fut une bataille majeure, même si elle ne concernait finalement qu'une toute petite partie de Corps Expéditionnaire Français en Extrême-Orient (5%) : mais la "FRÈRE" y était représentée par 52 lieutenants (12% de ses effectifs en Indochine), dont près du quart - douze officiers - ne devait pas revenir : 5 fantassins, 4 parachutistes, 2 artilleurs et 1 sapeur. Dix périrent durant le siège et deux disparurent après la fin du camp retranché (l'un au cours d'une tentative d'évasion et l'autre d'épuisement au cours de la longue marche vers les camps). Cette bataille est suffisamment connue pour qu'il soit nécessaire d'y revenir ici.
Avec 41 morts, la promotion "général FRÈRE" pouvait penser qu'elle avait payé un tribut suffisant à cette guerre d'Indochine : un 42ème devait allonger la liste des Morts pour la France, le jour où, sur le chemin du retour vers la Métropole, un accident d'avion coûta la vie à ROY alors qu'il était encore en campagne.
LS ETAIENT PARTIS EN INDOCHINE AVEC L'ESPOIR SECRET DE FAIRE DE GRANDES CHOSES et au final avaient fait ce qu'ils avaient pu, avec leurs tripes, là où le hasard des affectations les avait placés.... Petits lieutenants comme tant d'autres, ils y avaient mis tout l'enthousiasme de leurs vingt ans. Ils repartirent mûris, avec au fond d'eux-mêmes un amour profond pour ce Pays et ses habitants et au coeur une secrète blessure devant le gâchis final et le désintérêt, la lâcheté de la Métropole pour une cause qu'ils savaient juste. ILS AVAIENT COMPRIS AUSSI SUR LE TAS que la guerre révolutionnaire à laquelle ils avaient été confrontés passe d'abord par la conquête des Hommes. Le brasier d'Indochine fumait encore quand les hostilités démarrèrent en Afrique du Nord : on appela cela "Opérations de Maintien de l'Ordre" car l'Algérie étant terre française, il n'eût pas été convenable d'employer le terme de "Guerre"... D'abord lieutenants, puis capitaines, ils se remirent au travail. On ne leur referait pas le coup une deuxième fois : leurs Grands Anciens avaient conquis un superbe Empire, colorié en violet la carte du Monde ; eux ne désiraient pas tout effacer. On savait, maintenant ; on prendrait donc les moyens de gagner les coeurs et garder l'Algérie à la France. L'aimable querelle de Marthe et Marie recommença... Les uns servirent dans des Unités Opérationnelles, les autres se remirent à tisser une fois de plus la tapisserie de Pénélope, pacifiant le jour ce que les fellaghas détricotaient la nuit. Ils avaient du mérite car, plus encore qu'en Indochine, peut-être, le sous-encadrement des troupes était patent : pas tellement par le nombre, mais par la qualité. En plus, la proximité de la Métropole et le jeu des permissions faisaient que la mobilisation intellectuelle du Contingent n'était pas toujours ce qu'elle aurait dû être... Sans compter - à nouveau -la trahison d'une partie de l'Intelligentsia.
ILS AVAIENT CRU EN L'ALGERIE FRANCAISE, peut-être naïvement ; cru dans le pari sur l'Homme malgré les différences d'ethnie, de religion et de mode de vie. Ils avaient certes mené le combat, mais s'étaient donnés aussi avec passion à cette tâche magnifique qu'est la pacification, créant des écoles et des dispensaires, levant des harkas et des autodéfenses. Ils ne devaient pas assister au nouvel écroulement ; ils ne l'auraient certainement pas compris, alors qu'ils donnaient leur vie pour cette Terre, ALORS QU'ILS ÉTAIENT ENFIN VAINQUEURS SUR LE TERRAIN. Quand la promotion "général Frère" commence à quitter l'Extrême-Orient à l'été 1954, la situation politique en Algérie est largement dégradée, les séquelles du conflit indochinois pesant lourdement sur le prestige de la France de l'autre côté de la Méditerranée. L'insurrection de la Toussaint 1954 surviendra au moment où la plupart des nôtres sont encore dans la lointaine Asie, peu au courant de la situation et pensant peut-être que ce ne sera qu'un feu de paille. Toutefois, ceux qui étaient passés par les camps de prisonniers du Viêt-minh et ceux qui avaient commencé à réfléchir sur les thèses nationalistes et étudié la doctrine marxiste ne partageaient pas cet optimisme. Autant le conflit indochinois avait vu notre promotion arriver sur les lieux dans un très court espace de temps - à telle enseigne qu'elle se retrouva en totalité sur place à la fin du conflit - autant celui d'Algérie nous verra dispersés dans nos dates d'arrivée et de départ. Certains étaient attirés par l'exotisme de l'Afrique du Nord ou désireux de poursuivre une carrière dans l'Armée d'Afrique, d'autres, au contraire, montaient la garde en Allemagne face au danger rouge, se replongeaient dans la technique des mécanisés et l'esprit de leur arme après le combat d'infanterie dans la rizière et la brousse. Peu d'entre nous vécurent le début de ce qu'on appela "les opérations de maintien de l'ordre" en Algérie. Et par la suite, notre présence y demeura très diverse, entre ceux de l'Armée d'Afrique et les transferts massifs de régiments de l'autre côté de la Méditerranée. Il est ainsi impossible de dresser un panorama exhaustif des tribulations de la "Frère" entre les années 1954 et 1962/63 en Algérie. On peut distinguer quatre phases dans le conflit.
On ne peut guère non plus situer nos disparus par rapport aux combats, bien que trois zones du territoire algérien aient été le théâtre du maximum de pertes :
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